Chronique congolaise : le refus du pardon.

Mon ami,
Tu m’as déçu. Je ne pensais pas que tu pouvais arriver à cette extrémité : tenter d’ôter la vie à ton prochain, à ton ami. Oui, je ne peux que le dénoncer. N’y avait-il pas un autre moyen d’arranger le problème, si problème il y a eu, puisque personne ne connaît le mobile de ton crime ? Ne pouvais-tu pas dénoncer le mal qu’il t’aurait fait afin qu’il te demande pardon, toi qui as été si prompt à le lui demander quand ton plan a échoué ? Au prétoire, tu as balbutié que tu ne savais pas ce qui t’avait pris. Je crois plutôt que tu le sais, puisque tu es passé à la vitesse supérieure, à la solution ultime. Mais alors, pourquoi t’étonnes-tu que, malgré tes supplications, il ait refusé de t’accorder ce pardon ? Le sachant croyant comme toi, tu le lui as demandé en incorporant Dieu pour l’inciter à te l’accorder; pourtant de ton côté, tu ne lui as même pas laissé le temps de s’expliquer. Qui sait peut-être qu’il aurait agi comme toi sans incorporer Dieu dans votre différend.
Cette astuce, célèbre dans le milieu religieux, ne rate jamais son but. L’offensé, craignant de refuser le pardon à l’offenseur de peur d’être mal vu, l’accorde malgré lui. Ton ami a refusé de se conformer à cette règle tacite, et je suis de son avis. Mais que vaut donc une telle rémission que l’offenseur voudrait à tout prix arracher à l’offensé qui, lui, est contraint de l’accorder ?
Du moment qu’on y associe Dieu dans son affaire, surtout quand on a affaire à un autre religieux, on croit s’en tirer à si bon compte. Oui, pour “l’amour de Dieu” que d’aucuns n’hésitent pas à utiliser pour des fins personnelles comme toi, et d’autres pour débiter des salades telle une religieuse très connue dans les milieux universitaires à Kinshasa dans les années soixante-dix et quatre-vingt, devant la saleté qui commençait déjà à joncher les rues de bandalungwa où elle vivait et la misère qui subrepticement y élisait domicile en cette fin des années soixante-dix, s’extasia : “ Oh! Si tous les jeunes gens de Bandal pouvaient se réunir et balayer les rues, tout Kinshasa serait propre à l’heure qu’il est”. Et mon grand-frère, sarcastique, lui répondit : “ Bien sûr qu’ils le peuvent, ces jeunes affamés, mais qui leur donnera à manger après cette perte d’énergie si précieuse, ma soeur ?”. « Oh bien sûr, Hubert Bekale, répondit la religieuse, je disais ça pour l’amour de Dieu”. L’amour de Dieu!
Tu croyais vraiment être à ton aise qu’il ne faillirait pas à ta demande, pour la raison que tous les deux possédez cette conviction que l’amour de Dieu envers ses créatures est tout aussi incommensurable qu’illimité, et que tu t’efforces à matérialiser cet amour, l’amour du pardon en ce qui te concerne, dans ta vie quotidienne.
Mais tu t’étais trompé, et je vais te dire pourquoi.
Mais avant tout cela, je dois dire, à mon humble avis, que le pardon, chrétiennement, couvre deux aspects : spirituel et humain. Du point de vue spirituel, le pardon est demandé à Dieu pour offense à ses prescriptions ou à soi-même, pour avoir péché; et puis le pardon humain à demander à son prochain pour lui avoir causé un quelconque tort qualifié tout aussi de péché. Aussi je me demande dans quel aspect se situe ta demande de pardon ? De l’avis de la majorité des religieux, ta demande de pardon pourrait bien concerner l’aspect spirituel, ou que les deux s’entremêlent, ou qu’étant croyant, il doit impérativement consentir à ta préoccupation. Il est bien un religieux, n’est-ce pas ? Bien sûr qu’il est, mais il a quand même refusé de t’accorder son pardon pour l’amour de Dieu. De grâce, n’essaye pas de te mettre d’emblée dans tous tes états par ma déclaration et crier à l’hérésie, au blasphème ou en me qualifiant d’être charnel sans avoir suivi les fils de ma pensée.
À ce sujet, je ne m’en voudrais pas d’éviter d’employer le mot spirituel contre le mot charnel pour la bonne raison que la connotation qu’on affuble à ce dernier tend à dissocier chez l’humain ces deux principes qui l’animent justement. Or, l’homme ou la femme charnel(le) dans la compréhension de notre pays, est un non religieux, une personne qui ne croit pas aux livres saints, aux versets divins ou qui est ballottée par toutes sortes d’idéologie que l’intelligence humaine invente par sa propre expérience ou comme toi qui te considères spirituel mais qui es animé des envies de meurtre et passe à l’action.
L’on sait que les religieux ont falsifié la nature même du pardon humain en incorporant Dieu dans une situation purement humaine. L’élément “pour l’amour de Dieu” incite l’offensé à accorder par contrainte son pardon à l’offenseur même lorsqu’il ne le souhaite pas. Le pardon ne serait plus un consentement sorti de sa profonde conscience ? Est-ce une ignorance de ta part ou un dénigrement de ta propre foi ? Cette contrainte ne contribue-t-elle pas à une espèce d’irresponsabilité ?
Ah! Voilà la raison de te refuser son pardon pour ce que tu lui as fait : l’irresponsabilité. J’estime pour ma part que le problème qui vous oppose n’a rien à voir avec Dieu. Dieu était-il complice dans ta tentative de meurtre pour que tu fasses appel à son amour quand ton plan a échoué ? Si de mauvaise grâce il avait succombé à ton poison, ne serais-tu pas certainement parti demander pardon à Dieu pour avoir tué ton ami, dans l’intimité de ton dialogue avec Lui, étant convaincu que tu l’aurais obtenu par sa miséricorde infinie pendant que ce dernier, ton ami, pourrirait sous la terre ? Serait-ce me tromper que tu crierais :”Alleluia ! Dieu est bon. Il m’a pardonné. J’irais au Ciel”? Pour qui te prends-tu pour traiter Dieu comme ton égal ?
C’est en considérant Dieu comme un père, et en lui attribuant tous les caractères des humains, que de telles élucubrations ont vu le jour. Dieu est Dieu, et étant Créateur, il ne peut être associé aux sentiments profondément humains comme la jalousie ou la colère, le meurtre ou la tentation. Comment en est-on arrivé là ? Dieu serait-il un père, un humain, et resterait invisible ? Est-ce le dos d’homme que Moïse aurait vu qui a affermi cette croyance ? Ou celle en Jésus, Dieu fait chair ? Dieu nous a-t-il mis au monde ou nous a-t-il créés ?
Ton ami aurait bien accepté ton pardon si tu avais su faire la part de choses : Laisser Dieu en dehors de tout cela, et demander pardon à celui que tu as offensé d’abord, en toute humilité. Pas dans la fausse formule de la plupart des religieux : “ Soki nasalaki yo mabe, limbisa nga(1)”. Ce conditionnel qu’on emploie communément fausse le repentir. La conscience du péché ou du tort causé à autrui conditionne la vraie repentance. Et comme tu le sais bien, notre ami commun est une personne qui ne supporte pas la contrainte et, bien entendu, Dieu ne peut pas le contraindre à te pardonner. Si tu penses qu’Il peut le faire, ce que tu crois que Dieu est un humain. Dieu a besoin de la sincérité du coeur.
Le pardon tel qu’enseigné dans nos idéologies religieuses pose problème, parce qu’il pousse à la récidive. Le croyant peut, autant de fois qu’il pécherait, revenir sur l’autel de Dieu demander pardon et obtenir miséricorde. Ils appellent cela la grandeur de Dieu, Son amour infini, impénétrable et incompris. Je tendrais à comprendre en ce qui concerne Dieu, mais pas dans la société des hommes. Mais hélas ! Le monde religieux a sa propre interprétation de la matière. Ainsi un délinquant religieux se gargarise-t-il de cette théorie en disant : “ Soki aboyi kolimbisa nga, nakosenga bolimbisi epayi ya Nzambe(2)”. Et le tour est joué. Ce n’est donc pas étonnant que ton ex ami, celui que tu voulais tuer par le poison, ait été vilipendé pour son refus: “Ata bazalaza motema mabe. Mutu asengi ye bolimbisi, ake kaka kofunda ye(3)”. “Likambo te. Nzambe akosunga yo kaka, ndeko(4)”. “Prison eza lifelo te(5)”. Voilà. L’offensé devient le méchant, et l’offenseur la victime. Parce que dans la compréhension religieuse, le pardon doit être accordé à tout prix et sans atermoiement; il suppose aussi l’effacement, l’oubli du crime, du délit etc. Ce serait de l’hypocrisie que de le croire. L’être humain n’oublie pas. Dieu non plus d’ailleurs, sinon où se situerait son omniscience ? Le monde congolais grouille des chansons où l’on répète à tue-tête que le pardon n’efface pas le souvenir du crime. Un individu qui ne réagit pas au mal qu’on lui fait n’est tout simplement pas méchant d’une part; d’autre part il se peut qu’il ne soit pas en mesure de rendre la monnaie de sa pièce à son pourfendeur. Et surtout s’il s’en remet à la justice. Au fait, à qui profite le pardon ? N’est-ce pas à celui qui le demande et qui le reçoit ? Qu’en est-il de celui qui le donne après avoir subi un préjudice ? Le paradis ? L’offenseur lui aussi y élira domicile après son forfait, non ? Et qu’en est-il sur le plan physique ?
À mon avis, seul le pardon que Dieu accorde au pécheur est susceptible de pouvoir effacer un méfait aux yeux des humains. Dieu n’en tient plus compte, mais n’oublie pas; Et comme il est Dieu, il ne peut revenir à sa décision. Et ton maître n’a-t-il pas dit: “Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu, ce qui est à Dieu ?”
Ta tentative de vouloir échapper à la justice des hommes en faisant appel à l’amour de Dieu est une fuite des responsabilités. Ton ami, en refusant de te pardonner, voulait que tu rendes compte à la société pour des actes posés contre elle. Car la justice est la première contrepartie que reçoit la victime pour préjudice subi. Et l’expiation apaise la victime, tout autant qu’elle peut conditionner le pardon. Sinon, on créerait une société de revanchards.
Médite ces paroles au fin fond de la prison où tu croupis et purge ta peine avec actions de grâce. Et par-dessus tout, estime-toi heureux de la clémence de nos juges qui t’ont seulement condamné à huit ans de prison ferme.
Tu dois le savoir : Je ne viendrai jamais te rendre visite.
Bababebole Kadite
Norvège, 25 juin 2025
1) Si je t’ai causé du tort, pardonne-moi.
(2) S’il refuse de me pardonner, j’irai vers mon Dieu qui sans doute va me pardonner.
(3) Son degré de méchanceté est si élevé que même lorsqu’on implore son pardon, il porte tout de même plainte.
(4) T’inquiète pas, mon frère, Dieu te soutiendra.
(5) La prison n’est pas l’enfer.